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08 juin 2024  
 

Un territoire contesté : la transformation des forêts

Le travail des femmes dans les camps de bûcherons au Nouveau-Brunswick

FEMME CUISINANT EN FORÊT : Une femme portant un tablier est debout à côté d'un cuisinier et d'un homme sur un traîneau chargé de billots et tiré par un cheval.

Quand nous nous penchons sur l'histoire du travail dans les forêts du Nouveau-Brunswick, il est essentiel de se rappeler que les femmes ont occupé une place dans l'histoire du travail dans ce secteur d'activité. La structure même de cette industrie, où les petits camps de bûcherons « sous-traitants » (jobber) de nature familiale étaient très répandus, facilitait leur participation. Afin de maximiser les revenus de l'entreprise familiale, c'était souvent les femmes et les filles des bûcherons qui étaient appelées à cuisiner dans les camps forestiers. Bien que le travail de cuisinier fût le genre de travail le plus fréquemment réservé aux femmes dans cette industrie, elles effectuaient aussi du travail de bureau et quelques-unes d'entre elles ont même travaillé à la production de bois de sciage et de bois à pâte. On s'attendait souvent de ces femmes qui travaillaient comme cuisinières dans les camps forestiers qu'elles accomplissent d'autres tâches domestiques et nombreuses sont celles qui y amenaient leurs enfants.

Dans le cadre d'un projet de recherche en histoire orale entrepris en 2008-2009, nous avons mené des interviews auprès de douze femmes qui avaient travaillé en forêt à différentes périodes entre 1920 et 1960; les résultats de ces entrevues confirment que l'emploi de cuisinière était l'emploi le plus fréquemment occupé par les femmes dans l'industrie forestière. En effet, parmi les douze femmes interviewées au sujet de leur expérience de travail en forêt, neuf d'entre elles avaient été cuisinières. Ces femmes travaillaient du matin au soir, sept jours par semaine. Elles devaient préparer trois ou quatre repas par jour pour des équipes de 7 à 48 hommes. Ceux-ci devaient consommer de grandes quantités de nourriture afin d'être capables de venir à bout d'un travail très ardu par des températures hivernales. Les crêpes, les fèves au lard, les rôtis de porc et les tartes constituaient quelques-uns des aliments de consommation courante dans les camps.

La plupart des femmes interviewées disaient que le déjeuner était prêt à servir vers cinq ou six heures et, dans bien des cas, elles effectuaient certaines préparations la veille au soir. Souvent, les femmes préparaient pour toute l'équipe de bûcherons les boîtes à lunch qu'ils apportaient en forêt. Par exemple, dans le camp où travaillait Greta Innis, une des femmes interviewées, il y avait 44 hommes et elle devait empaqueter 88 repas à emporter puisque les hommes en mangeaient deux par jour. Heureusement, plusieurs des femmes interviewées recevaient l'aide d'un assistant, aussi appelé « cookee » (aide-cuisinier). Seulement une des femmes interrogées, Barbara Chase, était cuisinière pour des draveurs au printemps. Elle devait travailler sur l'eau, dans une cabane de papier goudronné (aussi connue sous les noms de « wangan » ou « wanigan » ) installé sur un ponton.


UN NOUVEAU COLON ET SA FAMILLE : Une famille participant à une activité de « shaking » , un mode de production en forêt basé sur la famille dans le cadre duquel tous les membres de la famille participent au travail.

Les femmes dans les camps de bûcherons du Nouveau-Brunswick faisaient aussi de la tenue de livre et d'autres tâches administratives. En plus de cuisiner, Greta Innis devait tenir le compte de tous les billots que les hommes du camp coupaient. Elle devait aussi contrôler régulièrement ce que les hommes prenaient dans la boîte du wangan qui contenait une quantité d'objets nécessaires aux bûcherons pendant leur séjour en forêt. Une autre femme interviewée rapporte que sa mère, Winifred Beatty, devait tenir à jour tous les comptes et les feuilles de paye en plus d'être la cuisinière de l'équipe.

Un nombre considérable de Néo-Brunswickoises ont œuvré dans l'abattage de bois. De nombreux travailleurs forestiers du Nouveau-Brunswick ont émigré dans les forêts du Maine pour travailler sur les opérations forestières, ce qui a entraîné un régime de travail régressif appelé « shacking » . Il s'agissait d'un mode de production basé sur la famille dans le cadre duquel un « shaker » , aidé d'un ou deux membres de sa parenté, construisait une cabane (shack), abattait du bois à pâte et le halait hors de la forêt. Tous les membres de la famille aidaient à cette opération. Les femmes accompagnaient leur mari et coupaient elles aussi du bois sur les terres de la Couronne. Même dans les années 1920 et 1930, des centaines de familles ont déménagé sur des lots de 100 acres appartenant aux terres de la Couronne du Nouveau-Brunswick en vertu de la soi-disant Labor Act (Loi sur le travail), un programme mis en branle au milieu du 19e siècle qui visait à promouvoir les colonies agricoles. Une des femmes interviewées, à qui l'on a donné le pseudonyme de Claudette, vivait sur une colonie à Bronson. En 1922, elle est allée en forêt avec son mari abattre du bois sur un lot situé à un demi-mille de son domicile pour la F.E. Sayre Company.

La vie dans les camps de bûcherons engendrait de nombreux défis. Les camps étaient conçus pour une utilisation temporaire; c'est pour cette raison qu'un bon nombre étaient dans un état pitoyable. Bien que des améliorations dans la construction des camps aient eu lieu après la Seconde Guerre mondiale, ces changements n'étaient pas aussi apparents dans les camps où généralement les femmes travaillaient. Des différences considérables caractérisaient les camps où ont travaillé les femmes interviewées. En ce qui concerne les conditions de logement, le dortoir du camp hébergeait l'équipe de bûcherons et les cuisiniers ou cuisinières avaient l'avantage de dormir dans leurs propres quartiers dans la cuisine du chantier. La cuisine et le dortoir étaient séparés par un espace recouvert d'un toit appelé l'appentis. On ne pouvait faire autre que de vivre en étroite proximité, alors la propagation de maladies et la présence de punaises de lit étaient chose courante.


LE PREMIER CAMP DE NORMA : Une photographie du premier camp où Norma Tucker fut cuisinière. Norma a travaillé en forêt de 1956 à 1962.

Les voyages aller-retour aux camps étaient souvent coûteux en temps et il y avait toujours des obstacles à surmonter. En effet, au cours des entrevues, beaucoup de femmes avaient des souvenirs précis d'expériences particulièrement difficiles qu'elles avaient vécues pour se rendre au camp ou en revenir, et les camps étaient souvent situés à une bonne distance de chez elles. Elles dépendaient de divers moyens de transport incluant le cheval et la charrette, la marche et, dans les dernières années, le véhicule pour une partie du trajet.

Les femmes interviewées ont décrit un certain nombre de besognes qu'elles devaient accomplir en plus de la cuisine et des obligations administratives. Elles devaient repriser les vêtements, laver les planchers, soigner les hommes blessés, nettoyer la cuisine du chantier et le dortoir des hommes et laver le linge à l'aide de planches à laver. Quelques-unes d'entre elles ont aussi élevé des enfants au camp. Les camps de bûcherons étaient éloignés de tout médecin et construits précairement, y élever des enfants représentait tout un autre défi pour ces femmes. Ces nombreuses tâches qu'exigeait le travail dans les camps ne laissaient que bien peu de temps libre à ces femmes, mais elles vivaient en famille et elles en gardent malgré tout de bons souvenirs. Comme le précise l'une de celles-ci, Norma Tucker : « Nous devions nous bâtir une vie… et nous étions très occupées » (traduction).