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06 mai 2024  
 

Solidarités provinciales

Une cargaison dangereuse, 1979

HOT CARGO : Ces autocollants et ces macarons furent largement distribués parmi les syndicats du Canada dans le cadre de la campagne « Pas de CANDU » .

Aux premières heures du 3 juillet 1979, une ligne de piquetage fut dressée au terminal à conteneurs du côté ouest du port de Saint John. Les piqueteurs pouvaient voir, à travers le brouillard qui s'avançait, la forme de l'Entre Rios II amarré à quai, un énorme cargo argentin qui attendait qu'on y charge une cargaison d'eau lourde de 120 millions de dollars. C'est le Saint John and District Labour Council (Conseil du travail de Saint John et du district) qui avait organisé la ligne de piquetage, et son message apparaissait sur des macarons et des pancartes où on lisait « Cargaison dangereuse » et « Pas de CANDU pour l'Argentine » .

Les événements de ce matin-là étaient le résultat de protestations contre les exportations canadiennes de technologie nucléaire à l'Argentine, où un coup d'État militaire avait renversé le gouvernement en 1976 à l'issue d'une guerre civile sanglante de deux ans. La nouvelle dictature mena une campagne de répression contre les libertés civiles et les droits syndicaux, et le spectre de milliers de victimes arrêtées, assassinées et « disparues » sonna l'alarme parmi les syndicats dans d'autres pays. Au Canada, des exilés argentins formèrent un groupe de défense des droits de la personne en Argentine et gagnèrent l'appui des syndicats canadiens, des Églises et d'autres groupes. Ils réclamaient l'appui du gouvernement et lancèrent la campagne « Pas de CANDU » en 1977.

De son côté, le gouvernement canadien continuait de faire des affaires comme si de rien n'était. Il avait déjà vendu un réacteur nucléaire CANDU à l'Argentine en 1973, à grands coups de subventions et de pots-de-vin. L'Argentine refusa néanmoins de signer le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Mais ce n'était pas un problème pour Énergie atomique du Canada ltée, qui décida en 1979 de soumettre une proposition portant sur la vente d'un deuxième réacteur nucléaire CANDU à l'Argentine, d'une valeur d'un milliard de dollars.

En février 1979, la Colline parlementaire à Ottawa fut le théâtre de manifestations contre cette vente, mais on planifiait aussi des mesures plus drastiques. On apprit qu'il allait bientôt falloir envoyer en Argentine de l'eau lourde provenant de Chalk River, en Ontario, afin que le premier réacteur puisse entrer en service. On apprit également que ces fournitures seraient probablement acheminées par le port de Saint John. À la demande du comité de la campagne « Pas de CANDU » , le président du Conseil du travail de Saint John et du district, Larry Hanley, fit venir Enrique Tabak, un Argentin expatrié membre de la coalition, pour qu'il prenne la parole lors des assemblées de la Fédération du travail du Nouveau-Brunswick en mai. Tabak y reçut une ovation, et les délégués adoptèrent une résolution demandant la restauration des droits de la personne, des libertés civiles et des droits syndicaux en Argentine, et la suspension des ventes de technologie nucléaire à ce pays.

C'est ainsi que fut donné le coup d'envoi de la campagne au Nouveau-Brunswick. Le Conseil du travail de Saint John prit les choses en main, alerta les groupes locaux religieux, d'action sociale et de protection de l'environnement. Au début de juin, on découvrit que les conteneurs d'eau lourde étaient arrivés à Saint John. On apprit ensuite que l'arrivée de l'Entre Rios II était prévue pour le 1er juillet et que le chargement commencerait deux jours plus tard. Des autocollants « Cargaison dangereuse » se mirent à apparaître un peu partout dans la ville. Les dirigeants du comité « Pas de CANDU » , dont Tabak, arrivèrent sur les lieux et furent enchantés du succès avec lequel le Conseil du travail avait réussi à rallier des appuis.

Le matin du 3 juillet, tous les éléments étaient en place pour une confrontation sur le front de mer. Larry Hanley et Barbara Hunter, du Conseil du travail, arrivèrent tôt sur place et furent bientôt rejoints par des piqueteurs provenant des syndicats locaux, y compris le Syndicat canadien des travailleurs du papier, les Travailleurs unis de l'automobile, l'Association internationale des machinistes, le Syndicat des postiers du Canada et le Syndicat canadien de la fonction publique. Il y avait aussi des piqueteurs venus d'autres régions de la province, notamment Barry Hould, de la Fraternité canadienne des cheminots, employés des transports et autres ouvriers de Moncton, et Gilles Thériault, de l'Union des pêcheurs des Maritimes. Des groupes religieux se joignirent au piquetage, tout comme des représentants de La Voix des femmes, du Conseil de conservation du Nouveau-Brunswick, de Project Plougshares et de la Maritime Energy Coalition.


TO THOSE WHO HELPED : «TO THOSE WHO HELPED CLOSE THE HARBOUR * IN SUPPORT OF CIVIL RIGHTS FOR THE ARGENTINIAN PEOPLE» . This painting by Richard Peachey was presented to the Saint John and District Labour Council by the NO CANDU Committee in recognition of their solidarity with the workers of Argentina. The painting includes Jimmy Orr, Ronald McLeod, Larry Hanley, Harvey Watson, David Brown, Enrique Tabak and others. The painting is now on display at the W. Franklin Hatheway Labour Exhibit Centre, Rockwood Park, Saint John.

Il y avait de la tension dans l'air matinal lorsque la première équipe de débardeurs arriva au travail. Ces travailleurs étaient représentés par un syndicat puissant qui avait une longue tradition de défense des droits de ses membres. Allaient-ils faire leur boulot comme d'habitude en vertu des dispositions de leur contrat, ou ce jour fournirait-il l'occasion de démontrer un degré accru de solidarité?

La réponse ne se fit pas attendre. Lorsque Hanley, Tabak et d'autres prirent la parole, les débardeurs les écoutèrent et prirent une copie de leurs tracts. Certains s'en retournèrent alors que d'autres entrèrent dans la ligne de piquetage, brandissant des pancartes et arborant des macarons. Des travailleurs membres de la Brotherhood of Railway, Airline and Steamship Clerks (Fraternité des commis de chemins de fer, de lignes aériennes et de navigation), qui eux aussi se présentaient au travail, refusèrent également de franchir la ligne de piquetage.

Lors d'une conférence plus tard ce matin-là, Hanley expliqua la principale demande des protestataires : une suspension des ventes de technologie nucléaire à l'Argentine jusqu'à ce que les droits syndicaux et de la personne y soient rétablis et que l'Argentine ait signé le traité sur la non-prolifération. Il exigea également la mise en liberté de 16 militants syndicaux emprisonnés et la secrétaire des Familiares de Detenidos y Desaparecidos por Pazones Politicas (Parents des détenus et des disparus) et l'acceptation par le Canada d'accueillir 100 prisonniers politiques. « Nous ne pouvons pas empêcher ce chargement indéfiniment, reconnut Hanley, mais nous pouvons attirer l'attention sur les violations des droits de la personne en Argentine et le danger que l'Argentine puisse fabriquer une bombe nucléaire. » 

Pour sa part, la section locale 273 de l'Association internationale des débardeurs faisait face à un dilemme. Le secrétaire-trésorier et agent du syndicat affirma que l'arrêt de travail était illégal et que les piqueteurs s'exposaient à des amendes et à des suspensions pour violation de contrat. Cependant, lorsque le deuxième quart de travail se présenta à 13 h, les débardeurs refusèrent à nouveau de franchir les piquets. Le port demeura fermé, et aucun débardeur ne se présenta au début du prochain quart, à 19 h.

Les télégrammes d'appui affluèrent des quatre coins du pays, et la manifestation retint l'attention du gouvernement. Le lendemain, les dirigeants du comité « Pas de CANDU » et leurs partisans, y compris John Simonds, du Congrès du travail du Canada, et John Foster, de l'Église unie du Canada, eurent une rencontre à Ottawa avec la secrétaire d'État aux affaires extérieures, Flora MacDonald. Avant son entrée en fonction en juin 1979, celle-ci s'était prononcée contre les exportations de technologie nucléaire à des pays tels que l'Argentine. Toutefois, le 4 juillet, tout ce qu'elle put dire fut que le premier ministre et le Cabinet régleraient la question.

Pendant ce temps, deux représentants syndicaux rendirent visite à l'ambassade de l'Argentine à Ottawa, et la réponse de l'Argentine se fit connaître au cours des semaines suivantes. Onze des 16 prisonniers politiques identifiés lors de la manifestation furent libérés, trois autres furent envoyés en exil et deux reçurent une peine d'emprisonnement. L'un de ceux qui furent incarcérés, le dirigeant des métallurgistes Alberto Piccinini, fut libéré au bout d'un an. Lors d'une visite au Canada, il déclara aux travailleurs canadiens qu'il comprenait ce que signifiait la solidarité : « L'unité est notre unité de tous et elle doit dépasser les frontières nationales. Il est clair pour moi que si je suis libre aujourd'hui, c'est grâce à la lutte menée d'abord par les gens de mon pays puis par les travailleurs d'ailleurs, en particulier ceux de ce beau pays. » 

Bien que le premier réacteur CANDU vendu à l'Argentine soit entré en exploitation en 1983, les débardeurs eurent une deuxième occasion de protester contre la politique canadienne. Lorsque l'Argentine commanda des barres de combustible supplémentaires en 1982, les débardeurs de Saint John votèrent, lors d'une réunion syndicale, de refuser de manipuler la cargaison. Au lieu, le matériel fut donc envoyé par air plus tard à partir de Montréal.


SOLIDARITY : Enrique Tabak (centre) of the NO CANDU campaign, with Saint John longshoremen Jimmy Orr (left) and Ronald McLeod (right) in Saint John harbour, 3 July 1979.

Par ailleurs, la vente du deuxième réacteur avait été bloquée en 1979. Flora MacDonald continua de s'opposer aux ventes à l'Argentine lors des réunions du Cabinet. Sa position fut rejetée, mais lorsqu'elle prit la parole devant les Nations Unies en septembre 1979, elle dénonça l'Argentine pour sa répression des droits de la personne et déclara que le Canada avait pour politique de s'opposer à la vente de technologie nucléaire à des régimes instables. C'était un discours conçu pour embarrasser tant l'Argentine que le Canada et qui, selon les mots de MacDonald, « saborda » la vente.

Ces événements illustrèrent l'importance de la solidarité ouvrière dans l'économie mondiale. Ils montrèrent que, en répondant aux demandes d'appui, des travailleurs d'une communauté locale pouvaient avoir un impact de grande portée. Les débardeurs de Saint John avaient renoncé à une journée de salaire et furent la cible des critiques de l'Association des employeurs maritimes, mais la démonstration de leur solidarité leur valut une place dans l'histoire. La chanteuse Nancy White écrivit en leur honneur une chanson populaire au refrain entraînant, « No Hot Cargo for Argentina » (Pas de cargaison dangereuse pour l'Argentine) et offrant un message de solidarité : « there's lines you just don't cross » (il y a des lignes qu'on ne saurait franchir).

Ces événements ne sont pas tombés dans l'oubli. Récemment, depuis le retour de la démocratie en Argentine, les débardeurs de Saint John furent nommés pour recevoir l'Orden de Mayo (Ordre de Mérite), la plus haute distinction décernée par ce pays à des citoyens d'autres pays. Cette proposition reçut l'appui d'anciens citoyens de l'Argentine dont Enrique Tabak, qui était venu chercher un appui au Nouveau-Brunswick en 1979. Jimmy Orr, l'un des débardeurs qui refusèrent de franchir la ligne de piquetage ce jour-là, répondit à l'honneur en ces mots : « Tous nos membres actuels et futurs seront fiers de le recevoir en reconnaissance des actes que nous avons posés ce jour-là. »